Analyse de l’attentat terroriste en Tunisie


Je Suis Tunisie

L’attentat terroriste  meurtrier survenu le 18 mars [2015] au musée du Bardo à Tunis a attiré l’attention du monde sur cette nation d’Afrique du Nord, qui a réalisée des progrès notables en matière de consolidation de la démocratie depuis janvier 2011, date du renversement du régime de son dirigeant de longue date, Zine El Abidine Ben Ali. Noureddine Jebnoun, professeur d’études nord-africaines au Centre d’études stratégiques de l’Afrique, se livre dans la présente interview à un décryptage de cet attentat et de ses implications pour la sécurité et la transition démocratique en Tunisie.

1. Le groupe État islamique (EI ou EIIL), organisation terroriste basée en Syrie et en Irak, a revendiqué l’attentat de Tunis. Qu’est-ce que ce groupe espère obtenir par cet acte ?

Il est trop tôt encore pour confirmer l’authenticité de ces affirmations. Il convient également de noter qu’aucun des groupes islamistes radicaux actifs en Tunisie, le groupe Uqba Ibn Na’afa, qui opère dans le massif du Djebel Chambi dans l’ouest du pays, ou le groupe interdit Ansar al Charia, n’ont prêté allégeance à l’EI. Toutefois, vu le très jeune âge des agresseurs, il y a tout lieu de penser qu’ils avaient reçu des instructions claires quant aux cibles, à l’emplacement et au moment de l’attentat, et qu’ils avaient été équipés et formés en conséquence. Les attaques contre des étrangers, pour la plupart des touristes, sont calculées pour porter atteinte à l’économie nationale dans un pays où le tourisme contribue au PIB à hauteur de près de 7 %, apporte 20 % des réserves en devises et emploie plus de 400 000 personnes. La cible de cet attentat est fortement symbolique étant donné que le musée du Bardo abrite une des plus grandes collections mondiales de mosaïques anciennes. L’EI a attaqué et a profané des sites d’importance historique ailleurs, notamment en Syrie et en Irak. Qui plus est, cet important musée se trouve à proximité du parlement tunisien, autre institution hautement symbolique pour la population tunisienne, qui reflète l’attachement de celle-ci à la démocratie et à l’inclusivité.

2. Cet attentat a-t-il des incidences quelconques sur la transition démocratique en Tunisie ?

Pour répondre à cette question, nous devons revenir en arrière aux élections législatives et présidentielles de 2014. À la suite de ces élections, la Tunisie a réussi à former un gouvernement de coalition inclusif et à large base, lequel s’est montré capable de surmonter la polarisation opposant les islamistes et les anti-islamistes qui caractérisait le processus politique au lendemain immédiat de la chute de Ben Ali. Cet attentat contre le musée du Bardo a ravivé le climat tendu de cette période. Les blocs laïcs/gauchiste/libéraux prétendent que le parti islamiste Ennahda (Renaissance) est partiellement responsable de l’attentat en raison de son incapacité perçue d’endiguer le radicalisme montant de la jeunesse tunisienne durant ses deux dernières années au pouvoir. Ces accusations sont, tout bien considéré, quelque peu excessives. Ennahda a incontestablement commis des erreurs, notamment en n’ayant pas relevé les défis socioéconomiques confrontant le pays, mais il a accordé des concessions majeures qui ont contribué au progrès de la nation, telles que l’abandon des références à la loi islamique dans la nouvelle Constitution et la mesure sans précédent prise en 2013 de permettre à un gouvernement intérimaire de diriger le pays, un effort visant à éviter un accroissement de la polarisation. L’esprit et la culture de compromis encouragés par ces actions souffriront vraisemblablement de l’attentat au musée du Bardo.

Dans cette éventualité, la cohérence de la coalition nationale au pouvoir pourrait s’effondrer, provoquant un renforcement des partisans de la ligne dure et des loyalistes de l’ancien régime. Ce groupe de politiciens pourrait bien entretenir un sentiment anti-Ennahda et l’exploiter pour justifier le retour à un État privilégiant la sécurité, ce qui risquerait de couper l’élan démocratique.

3. Qu’est-ce qui explique le fait que la Tunisie, malgré ses progrès sur la voie de la démocratie, est une source importante de combattants qui se rendent en Syrie ?

Le chiffre de 3 000 cité par certains est difficilement vérifiable, mais il est indéniable que le nombre de Tunisiens ayant rejoint l’EI est élevé. Trois points sont à prendre en considération pour mieux comprendre le départ de jeunes Tunisiens à destination de la Syrie et de l’Irak.

Premier point : la Tunisie a une population nombreuse de jeunes instruits mais sans emploi ou sous-employés. Les privations, la marginalisation, la discrimination et l’aliénation sur le plan social et économique alliés à une corruption et un manque de justice largement répandus jouent un rôle très important dans le processus de radicalisation. Ce réservoir de jeunes désabusés est l’une des principales sources auxquelles puisent les recruteurs des groupes radicaux. Du point de vue de la situation politique générale, par ailleurs, il faut se souvenir que les conditions socioéconomiques qui ont ouvert la porte à la révolte populaire contre Ben Ali sont toujours présentes.

Deuxième point : la Tunisie souffre d’un héritage de violence à motivations religieuses qui plonge ses racines dans des décennies de régime autoritaire. Les expressions radicales de convictions religieuses sont devenues l’exutoire de frustrations accumulées au cours de longues années, tout particulièrement chez les jeunes. Au lieu de faire face à ce danger, le régime précédent a instrumentalisé le radicalisme religieux pour se maintenir en place, situation qui constituait un bouillon de culture pour l’extrémisme.

Troisième point : la Tunisie, contrairement aux autres pays de l’Afrique du Nord et du Sahel, ne possède pas d’espaces mal gouvernés où les mouvements rebelles peuvent s’étendre pour échapper aux autorités centrales. En conséquence, les jeunes Tunisiens doivent quitter le pays pour se joindre à des mouvements extérieurs ; ils ne peuvent pas s’implanter chez eux.

Enfin, nous devons surveiller de près l’évolution de la situation actuelle en Libye, étant donné ses graves implications pour la Tunisie. Les troubles qui se manifestent en Libye agissent comme un aimant sur les jeunes Tunisiens qui souhaitent rejoindre l’EI. Du fait de l’absence d’autorités efficaces, la Libye est devenu un front important pour ce groupe. Plus proche de la Tunisie, la Libye est une destination préférable pour certains qui ne souhaitent pas entreprendre le voyage plus long et plus périlleux qui les mènerait en Syrie et en Irak.

4. Que pensez-vous des préoccupations croissantes concernant le retour possible de ces combattants en Tunisie ?

Les autorités tunisiennes ont arrêté et traduit en justice la plupart des Tunisiens de retour du Levant. Toutefois, en sus de l’application des lois, il est nécessaire de procéder à une dé-radicalisation par le biais d’une réhabilitation et d’une réinsertion, et ces processus devraient aller de pair avec le rétablissement de la confiance entre les institutions de l’État et la population ainsi qu’entre les autorités centrales et les zones défavorisées.

Il y a lieu, en outre, de veiller à une responsabilisation accrue concernant le respect de l’État de droit, la protection des droits de l’homme et l’autonomisation des jeunes. La grande question politique à traiter ici est celle de l’atténuation nécessaire des sentiments de marginalisation et d’exclusion profondément enracinés en Tunisie, tout particulièrement chez les jeunes.

5. Quelles sont les mesures immédiates à prendre au lendemain de ces attentats ?

Ces attentats ont coïncidé avec un débat en cours sur une nouvelle loi anti-terrorisme. Bien que cette loi se distingue de celle qui était appliquée sous le régime précédent pour museler les dissidents politiques, elle en contient encore certains éléments clés. Cet attentat pourrait faire pencher la balance du côté des législateurs favorables à une démarche axée sur la sécurité, de préférence à une démarche holistique et intégrée qui pourrait s’attaquer aux causes profondes de la violence en Tunisie. L’imposition de limites aux libertés civiques et à l’espace de la société civile au nom de la sécurité risque de créer des conditions de répressions qui alimenteraient la violence. Le gouvernement tunisien, dans sa riposte à l’attentat, a déployé des forces armées dans les grandes villes, mettant les militaires en contact direct avec les citadins. Le cadre juridique de ces déploiements ainsi que leurs missions et leurs règles d’engagement doivent être soigneusement précisés de manière à éviter les conséquences imprévues. Malheureusement, les mesures de lutte contre le terrorisme, si bien intentionnées qu’elles soient, estompent souvent les limites entre les exigences de la sécurité et les droits fondamentaux. C’est là un danger auquel, au regard de ses lignes de faille, la Tunisie doit éviter de s’exposer.

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